Fachosphère : arme d'intoxication massive Image «Libération»
Par Dominique Albertini — 21 septembre 2016 à 20:41
Fachosphère : arme d'intoxication massive Image «Libération»
Mouvance disparate où cohabitent les sphères complotistes, antisémites, anti-musulmans… la fachosphère jouit désormais d’une audience telle qu’elle empoisonne le débat politique national.
Octobre 2009 : le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, est sur la sellette. Sur le plateau de Mots croisés (France 2), Marine Le Pen a cité un extrait jusqu’alors passé inaperçu de son ouvrage autobiographique la Mauvaise Vie. L’intéressé y raconte son habitude de «payer pour des garçons» lors de voyages en Thaïlande. Il conservera finalement son poste, mais l’alerte a été chaude. Mai 2016 : la mairie de Verdun annule un concert du rappeur Black M qui devait se tenir en marge des commémorations du centenaire de la célèbre bataille. En cause : un morceau de l’ancien groupe de Black M, Sexion d’Assaut, où celui-ci qualifie la France de «pays de kouffars» («mécréants», ndlr).
Le point commun à ces deux affaires est d’être parties d’Internet, et plus précisément du site identitaire Fdesouche. C’est lui qui a d’abord repéré le passage du livre de Frédéric Mitterrand, lui aussi qui a fait «buzzer» sur les réseaux sociaux le cas Black M, avant que celui-ci ne soit récupéré par des politiques de droite et d’extrême droite.
Ces deux exemples parmi d’autres illustrent l’influence de la «fachosphère». Si le mot manque un peu de rigueur scientifique, il s’est imposé ces dernières années pour désigner une extrême droite ayant fait d’Internet son premier terrain de bataille. Une mouvance dont les ambitions sont à la mesure du dynamisme : selon la société Linkfluence, spécialisée dans l’analyse du Web, cette fachosphère est «le milieu politique qui a le plus progressé sur Internet» entre 2007 et 2013.
«Médias du système». Se jugeant mal traitée par les médias traditionnels, l’extrême droite a vu en Internet un terrain à investir pour toucher directement le public. Parmi ses principaux acteurs, certains ambitionnent de concurrencer les «médias du système», d’autres s’attribuent un rôle de lobby et tentent d’influer sur le débat public. Un objectif de plus en plus réaliste alors que la mouvance affermit ses positions en ligne et qu’une surenchère identitaire marque la précampagne présidentielle.
La fachosphère n’a certes rien d’un milieu homogène : sa diversité est celle de l’extrême droite. Y cohabitent identitaires et catholiques traditionalistes, nationalistes-révolutionnaires et disciples d’Alain Soral… Certains, telle l’actrice porno Electre, ont même tenté de mettre le X au service des idées nationales.
Immigration. Ces agents hétéroclites partagent a minima certains ennemis : élites, «mondialisme», libéralisme culturel… «Notre seul point commun, c’est vous, les médias, juge Pierre Sautarel, le créateur de Fdesouche. Votre réaction nous apporte la cohésion idéologique que l’on n’a pas forcément.»
Cette fachosphère roule-t-elle pour le FN de Marine Le Pen ? Elle affiche dans l’ensemble des positions plus radicales que cette dernière, voire de francs désaccords. Mais la plupart de ses représentants n’en valident pas moins les orientations fondamentales du parti, notamment l’hostilité envers l’islam et l’immigration. A l’instar d’un Eric Zemmour, la mouvance assume ainsi un rôle d’auxiliaire. Créant sur Internet un terrain favorable à la propagation des thèses du FN sans que ce dernier n’ait besoin de soutenir officiellement ces initiatives. La fachosphère reste une marge, mais de celles où se fabrique peut-être le débat politique de demain.
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Boris Le Lay, condamné en mars à deux ans de prison, dans une vidéo de juillet 2015.
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Boris Le Lay : le nazillon breton
«Bevet Breizh ! Breizh Atao !» («Vive la Bretagne, Bretagne toujours !»). Lancée d’un ton jovial, la devise ouvre chaque vidéo de Boris Le Lay sur YouTube. Avec ses traits juvéniles et ses longs cheveux blonds, ce Breton est une vraie gueule d’ange. S’il n’est pas l’une des figures les plus influentes de la fachosphère, il en est l’un des éléments les plus radicaux. Face caméra, le jeune homme disserte avec emphase sur ses nombreuses obsessions : indépendance de la Bretagne, «judéo-trotskisme», «croisade» contre «la secte mahométane»… Sur son site Breiz Atao, ces joyeusetés voisinent avec des références à l’Allemagne nazie, mais aussi avec les menaces et invectives adressées à ses têtes de Turc. Ancien militant du groupuscule indépendantiste Adsav, Boris Le Lay affiche un parcours baroque : d’abord ouvertement pro-israélien, il a basculé vers 2008 dans un antisémitisme forcené. Ses outrances lui ont valu de nombreuses condamnations - notamment deux ans de prison en avril à la suite d’une virulente diatribe contre une magistrate noire. Une peine dont Le Lay n’a même pas effectué le premier jour : il a pris la tangente et se trouverait désormais au Japon, hors de portée de la justice française. Il y aurait été crêpier, notamment dans un établissement du cuisinier Joël Robuchon. En octobre 2014, le consulat de France au Japon a refusé le renouvellement de son passeport. On est depuis sans nouvelles de l’ultraradical Breton. «Des mesures judiciaires contraignantes ont été prises et [il] est activement recherché», indique une source judiciaire.
Pierre Sautarel : la voix de «Fdesouche»
Fdesouche, c’est lui. Trentenaire à l’allure de geek, Pierre Sautarel est le fondateur et le principal animateur du site le plus connu de la fachosphère. Terrorisme, agressions, drames sociaux : Fdesouche consiste en une compilation d’articles anxiogènes liés à l’islam et à l’immigration. Leur particularité est d’avoir été tirés des médias «traditionnels» ou des réseaux sociaux, et de n’être le plus souvent assortis d’aucun commentaire par l’équipe de Fdesouche. Celle-ci peut ainsi s’abriter derrière une prétendue objectivité, sans jamais offrir de contrepoint à cet angoissant tableau. Revendiquant plus d’un million de visites mensuelles, le site se veut le «lobby des Français de souche» : il encourage ses lecteurs à «faire buzzer» les sujets les plus sensibles afin d’inciter les politiques à s’en emparer à leur tour. En mai, Fdesouche a activement contribué à l’annulation du concert du rappeur Black M à Verdun. En 2014, il avait aussi fait pression pour que le maire FN de Fréjus, David Rachline, reprenne sa croisade contre l’ouverture d’une mosquée dans sa commune. Sautarel n’est pas un inconnu au FN. Ancien habitué du Kop of Boulogne, un groupe de supporteurs du PSG, il a été membre du mouvement lepéniste. Et même prestataire de service de celui-ci entre 2006 et 2011, au sein de la cellule Internet du parti. Sautarel entretient toutefois une relation ambiguë à son ancien mouvement, qu’il n’hésite pas à critiquer lorsqu’il le juge trop timide en matière identitaire.
Alain Soral sur sa chaîne Egalité et Réconciliation, en juin 2016.
Alain Soral sur sa chaîne Egalité et Réconciliation, en juin 2016.
Alain Soral : l’entrepreneur conspirationniste
Il est l’une des figures les plus connues de la fachosphère et l’une des plus prospères. A bientôt 60 ans, le polémiste Alain Soral a bâti autour de son organisation «Egalité et Réconciliation» une véritable PME politique, dont le succès est indissociable du Web. Le site du mouvement est un véritable centre de formation idéologique où d’innombrables textes et vidéos déclinent la pensée du leader - un ensemble confus, puisant à différentes traditions d’extrême droite, où surnagent surtout antisémitisme et conspirationnisme. C’est aussi sur la Toile que l’ex-frontiste, désormais en duo politique avec «l’humoriste» Dieudonné, réalise un lucratif business à base de produits dérivés : tee-shirts, DVD, mais aussi grands classiques de la littérature conspirationniste, survivaliste ou antisémite. Tel Mein Kampf, Bible d’un nazisme que la notice soralienne présente comme un simple «socialisme protecteur à l’intérieur de frontières assumées».
Guillaume de Thieulloy : le magnat catho
Ne pas se fier aux manières timides de ce long quadragénaire : Guillaume de Thieulloy est un Citizen Kane de la blogosphère catholique. A la tête du petit hebdomadaire droitier les 4 Vérités, ce royaliste revendiqué, familier des milieux «pro-vie» américains, est aussi directeur de la publication d’une série de sites et de blogs. Parmi eux, le Salon beige. C’est en 2008 que Thieulloy a racheté cette page lancée quatre ans plus tôt et dont il rémunère désormais les auteurs. «Economiquement, c’est le moyen le plus facile de toucher le plus grand nombre de personnes, explique-t-il. On peut faire des millions de pages vues avec des budgets raisonnables.» Comme Fdesouche (lire ci-dessous), le Salon beige fonctionne sur le principe de la revue de presse. Centré sur les questions identitaires, familiales et religieuses, le blog a connu un pic d’activité lors des mobilisations anti-mariage homosexuel. Relayant les actions de terrain des partisans de la Manif pour tous, il est vite devenu un incontournable carrefour pour une partie d’entre eux. Au grand dam de la direction du mouvement, où l’on déplore en privé le «positionnement intégriste, limite FN» du site. Pourtant, c’est surtout de l’ex-UMP que Guillaume de Thieulloy est familier, lui qui fut jusqu’en 2014 l’assistant parlementaire du sénateur des Bouches-du-Rhône Jean-Claude Gaudin. L’homme rêve désormais de constituer un lobby «familialiste» en mesure d’influer sur la droite, grâce aux vastes fichiers de coordonnées que ses activités en ligne lui ont permis de constituer.
Dominique Albertini