En Égypte, la chasse aux athées bat son plein
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Par Delphine Minoui
Mis à jour le 26/02/2015 à 17:38
Publié le 26/02/2015 à 17:15
Alber Saber, pendant son procès en 2012. Ce jeune athée cairote de confession copte, aujourd'hui exilé en Suisse, avait été roué de coups par ses voisins, après avoir publié des extraits d'un film islamophobe.
Dans une société puritaine où le pouvoir veut contrôler les idéologies, ceux qui osent défier les religions risquent gros.
Il n'a pas hésité. Quand le téléphone a sonné, un matin de printemps 2014, Ayman Ramzi a immédiatement accepté l'invitation. «Sabah el Kheir» («Bonjour»), un des programmes phares du petit écran égyptien, le conviait à venir parler de son «athéisme». Le sujet, longtemps tabou en Égypte, est en vogue sur les réseaux sociaux depuis qu'un vent d'audace, insufflé par la révolution de 2011, caresse les rives du Nil. «Ma femme, habituellement prudente, m'a même aidé à choisir la chemise, rouge, que j'allais porter», se souvient l'enseignant copte de 43 ans. Sans surprise, l'émission, très regardée, déclencha un tsunami de réactions, mais loin des encouragements qu'il espérait. «Quelques jours plus tard, j'étais au café Borsa, en centre-ville. Un type m'a approché en me disant: “C'est toi, celui qui ose dire que Dieu n'existe pas?” Je n'ai pas eu le temps de répondre. Une dizaine d'hommes m'encerclaient, l'un d'eux avait un couteau dans la main. J'ai filé avant que ça dégénère», poursuit-il, en jetant un coup d'œil furtif derrière son épaule.
Choix surprenant pour un non-croyant, Ayman nous a donné rendez-vous dans la cour ombragée d'une Église du Caire. «C'est paradoxalement le seul endroit où je me sens en sécurité», murmure ce fils d'un curé de Minya, en Haute-Égypte. Un an s'est écoulé depuis l'émission controversée, mais il en paie encore le prix. D'abord expulsé de l'école du quartier Shobra où il enseignait, puis «placardisé» parmi les rayons d'une bibliothèque située à l'autre bout de la ville, il a fini par s'auto-exiler dans son appartement. «Impossible de trouver du travail, de prendre le métro… J'ai beau avoir changé ma coupe de cheveux, les gens me reconnaissent. Alors je suis condamné à rester cloîtré chez moi, 24 heures sur 24. Comme si j'étais en prison», dit-il. Un avant-goût de ce qui l'attend? Il y a quelques mois, le ministère de l'Éducation a déposé une plainte contre lui. Accusé de «blasphème», il risque bien de finir derrière les barreaux.
En Égypte, l'athéisme n'est pas directement criminalisé par la loi. Mais les poursuites pour diffamation religieuse, qui s'appuient sur l'article 98 du Code pénal, ne cessent de se multiplier. Les peines sont lourdes: entre six mois et cinq ans de prison. Lundi encore, Shérif Gaber, un étudiant d'Ismaïlia, au nord-est du pays, a écopé d'un an de prison pour avoir «dénigré» l'islam. En cause: ses écrits sur son compte Facebook, où ce jeune musulman de 22 ans s'interrogeait sur l'existence de Dieu. Dénoncé par ses professeurs et ses camarades, il avait d'abord été brutalement arrêté par la police, en octobre 2013, avant d'être libéré deux mois plus tard. «C'était un étudiant brillant. Ils ont détruit sa vie, juste parce qu'il exprimait ses idées», déplore son avocat, Ihab Salem.
«Aujourd'hui, le seul fait de penser différemment est un crime»
Ayman Ramzi, un enseignant « placardisé »
Début janvier, un autre étudiant, Karim el-Banna, avait déjà été condamné dans la province de Bahaira à trois ans de prison, pour avoir affiché son athéisme sur Facebook. Sa prise de position lui a attiré les foudres de son quartier. Venu déposer plainte à la police pour harcèlement, il avait alors été arrêté. Son propre père avait témoigné contre lui. Ces poursuites rappellent celle d'Alber Saber, aujourd'hui exilé en Suisse. En 2012, ce jeune athée cairote de confession copte avait été roué de coups par ses voisins, après avoir publié des extraits d'un film islamophobe. Là encore, au lieu de le protéger, la police s'était retournée contre lui. Lors de son procès pour blasphème, quelques mois plus tard, il s'en était «sorti» avec trois ans de prison. Mais cette affaire remonte à la parenthèse des Frères musulmans, avant l'éviction par l'armée, en juillet 2013, du président islamiste Mohammed Morsi. «Avec Sissi au pouvoir, j'avais cru en la défense de la laïcité», confie Karimane, la mère du jeune homme. Comme beaucoup de membres de la minorité copte, elle avait placé ses espoirs en la personne du maréchal aux lunettes fumées. En réalité, regrette-t-elle, «rien n'a changé: aujourd'hui, plus personne ne veut m'employer. Je suis étiquetée à vie comme la mère d'Alber Saber».
Le chiffre inventé d'Al-Azhar
«La chasse aux athées relève d'un problème autant social que politique», explique au téléphone Ismaël Mohammed, 31 ans. Natif d'Alexandrie, ce pionnier de l'athéisme version 2.0 en sait quelque chose. Depuis qu'il a affiché, en 2013, ses convictions à la télévision, son entourage lui tourne le dos. Menacé de mort, il vit aujourd'hui retranché au bord de la mer Rouge, où il anime, sur YouTube, une chaîne dédiée à l'athéisme. Baptisée «Les vilains petits canards», elle invite d'autres jeunes à sortir de l'ombre, du Caire à Riyad en passant par Damas. Une échappatoire salutaire, il y a peu temporairement suspendu sous un afflux de plaintes individuelles. Les autorités, elles, entretiennent l'ambiguïté. «D'un côté, Sissi fait des discours sur la tolérance religieuse. De l'autre, le ministère de la Jeunesse nous décrit comme des malades mentaux qu'il faut soigner. Sans compter Al-Azhar qui, dans une récente enquête, parle de 866 athées en Égypte! Un chiffre inventé de toutes pièces. À vrai dire, nous sommes des millions. Et c'est ça, justement, qui fait peur au pouvoir», poursuit Ismaël.
Pour Ishak Ibrahim, chercheur au sein de l'Egyptian Initiative for Personal Rights, ce double discours est «symbolique d'un système qui cherche à étouffer toute voix dissonante en contrôlant les moindres recoins de la société». Pour preuve: la fermeture forcée, à l'hiver 2014, d'un «café athéiste» du centre-ville cairote. Accusés de pratiquer le «culte de satan», ses clients étaient, ni plus ni moins, que des jeunes révolutionnaires épris de liberté. «Aujourd'hui, le seul fait de penser différemment est un crime», souffle Ayman Ramzi, l'enseignant placardisé. CQFD ..CECI N EST PAS UN TORCHON
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Delphine Minoui