"Il y a dans le Coran des éléments de convergence entre l’islam et le christianisme"
"Mardi soir, Jérôme Prieur et Gérard Mordillat ont continué leurs voyages chez les monothéistes. Vous avez été très nombreux à regarder les trois premiers épisodes sur Arte consacrés au christianisme. Les deux auteurs explorent désormais Coran avec JESUS comme boussole. Ils signent le documentaire "JESUS et l'islam". Pour vous inviter à continuer de regarder la série qui se poursuit ce soir et demain, et pour vous permettre de comprendre les enjeux de ce travail d’historiens, Marianne a interrogé un jeune islamologue français, Guillaume Dye, historien du Coran.
Marianne : Diffuser un documentaire et publier un livre historique sur le Coran, est-ce aujourd’hui approprié ?
Guillaume Dye : Oui, pour deux raisons. D’abord parce que les études coraniques n’ont jamais été aussi vivantes qu’aujourd’hui. Cette discipline est en train de vivre de nombreux bouleversements. Des écoles s’affrontent. De nouvelles thèses apparaissent. Il est donc très intéressant d’expliquer au public ces évolutions et de leur en faire comprendre les enjeux. Il convient aussi que le public se rende compte de la différence entre ce que l’on sait réellement, et ce que l’on croyait savoir, sur les débuts de l’islam : des choses que l’on pensait établies depuis longtemps se révèlent beaucoup moins certaines qu’on ne le pensait.
Ensuite par civisme. Il faut développer le regard critique, il faut permettre aux croyants comme aux laïques de comprendre l’environnement historique dans lequel est né l’islam. Il faut leur permettre de percevoir la complexité des choses, et évidemment de comprendre le travail des historiens - un regard évidemment différent de celui de la foi. Je prendrai deux exemples simples. On ne sait pas quand est né Mahomet, et on ne sait même pas en quelle année il est mort. Tout le monde vous dira 632, mais cela est contredit par les sources les plus anciennes. On ne sait pas non plus son véritable prénom : Mahomet est plutôt un surnom.
Marianne : Pour parler de cette actualité, pensez-vous que le choix de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur de choisir JESUS et sa place dans le Coran soit une bonne idée ?
C’est déjà un bon choix pour des raisons marketing et pédagogiques : la figure de JESUS fait le lien avec leurs trois documentaires précédents. Et cela permettra aux téléspectateurs de mieux saisir les liens historiques entre christianisme et islam.
Mais il y a des raisons plus profondes. Par exemple, la plus grande partie du Coran est composée d’histoires mettant en scène des personnages de la Bible ou des évangiles. Le lecteur occidental est donc face à des personnages familiers, même si les histoires qui les mettent en scène sont souvent déroutantes, parce qu’elles sont très allusives, et aussi parce qu’elles font souvent référence à des écrits apocryphes et des légendes juives et surtout chrétiennes de l’Antiquité tardive que les gens connaissent assez mal.
Marianne : Cela va donc montrer les liens qui existent entre les chrétiens et l’islam ?
Oui, mais ces liens sont complexes et ambivalents.
Il y a dans le Coran des éléments de convergence entre l’islam et le christianisme, notamment dans la polémique contre les juifs, qui n’ont pas reconnu la messianité de JESUS. Ensuite, JESUS bénéficie d’un statut très élevé dans le Coran : il est dit être le verbe et l’esprit de Dieu, il naît de Marie (la seule femme dont le Coran mentionne le nom), dont le Coran reconnaît la virginité, et il est le seul prophète à recevoir une révélation dès le berceau.
D’un autre côté, le Coran refuse la nature divine de JESUS, qui n’est ni Dieu ni son fils. Dans certains passages, JESUS est mis sur le même plan que, par exemple, Job ou Jonas, ce qui en fait un personnage plutôt secondaire. Tout se passe comme si on avait plusieurs strates dans le texte coranique, certaines cherchant des convergences avec les chrétiens, d’autres ayant pour objet de les convaincre d’abandonner leur christologie, d’autres encore ignorant leur existence.
JESUS est donc une bonne porte d’entrée pour comprendre le Coran. Ce n’est certes pas la seule, mais c’est peut-être celle qui permet le mieux d’expliquer les différents points de vue qui clivent les différentes écoles historiques qui étudient le Coran.
Marianne : Quelles sont-elles ?
Pour résumer à grand traits, il y a d’abord les approches qui suivent, grosso modo, une version « laïcisée » dans le cadre général fourni par la tradition musulmane. On dira alors que le Coran est constitué d’un ensemble de paroles prononcées par Mahomet lui-même et représente l’expérience de la communauté ayant existé autour de lui, d’abord à La Mecque, puis à Médine, entre 610 et 632 (la dogmatique musulmane, quant à elle considère que le Coran a été dicté par Dieu à Mahomet, qui n’est donc pas, stricto sensu, l’auteur du Coran).
Cela soulève deux problèmes. D’une part, on sait que les récits de la tradition musulmane sont souvent tardifs et très biaisés – il est sans doute imprudent de leur accorder une trop grande confiance. D’autre part, il y a une tension entre le fait qu’une partie très importante du Coran se situe dans un contexte chrétien (cherchant la convergence ou la polémique, parfois de façon très élaborée) et le fait que le Hedjaz, la région où le Coran est censé avoir été proclamé, ne connaissait vraisemblablement à l’époque qu’une présence chrétienne très marginale, contrairement au reste de l’Arabie et du Proche-Orient.
Face à cette situation, il y a deux possibilités. Les chercheurs, disons, plus « traditionnels », accepteront avec plus ou moins de prudence les récits de la tradition musulmane, et maintiendront l’idée que le texte coranique a un auteur unique. Il ne leur reste plus qu’à construire une histoire autour, et postuler que Mahomet maitrisait parfaitement les cultures chrétienne et juive, et que la présence chrétienne dans le Hedjaz était plus significative qu’on ne le pensait.
En revanche – et nous rencontrons là les approches plus critiques –, d’autres savants jugent qu’il est impossible de prendre au sérieux la richesse et la complexité du corpus coranique tout en restant dans le cadre traditionnel. Ils sont conduits à voir le Coran comme un travail collectif (qui se serait étalé sur plusieurs générations), en partie indépendant de la prédication de Mahomet. Une partie du Coran a certes pu être composée à La Mecque et Médine, mais il semble très probable aux chercheurs qui ont commencé, tout récemment, à étudier la question des auteurs du Coran et de leur profil, que des passages substantiels du Coran ont été rédigés par des lettrés et scribes chrétiens (et, dans une moindre mesure, juifs) qui ont pu mettre leur plume au service de la communauté musulmane naissante."
Guillaume Dye est un islamologue et orientaliste français, professeur à l'Université libre de Bruxelles (ULB). Il est cofondateur et codirecteur du Early Islamic Studies Seminar. Il a codirigé les ouvrages collectifs suivants : Hérésies : une construction d’identités religieuses (2015), Partage du sacré : transferts, dévotions mixtes, rivalités interconfessionnelles (2012), Figures bibliques en islam (2011).
Source : http://www.marianne.net/il-y-coran-elements-convergence-entre-islam-christianisme-100238541.html
SUITE DU REPORTAGE A VOIR CE JEUDI SOIR !