Pour les chrétiens de Khabour, rester, c’est résister
Matthieu Delmas (à Tal-Tal, Syrie) , le 27/09/2017 à 16h07
CHRÉTIENS D’ORIENT. Plus de la moitié des Syriens ont fui leur maison depuis le déclenchement de la guerre en 2011. Dans la vallée du Khabour, la plupart des chrétiens ont émigré sans espoir de retour.
Par attachement à leur terre, quelques-uns sont restés ou reviennent.
Nihan Koshapa au pied du clocher de l’église orthodoxe dynamitée par les djihadistes. Il est l’un des derniers habitants du village chrétien de Tal-Tal, à l’extrême nord-est de la Syrie. ZOOM
Nihan Koshapa au pied du clocher de l’église orthodoxe dynamitée par les djihadistes. Il est l’un des derniers habitants du village chrétien de Tal-Tal, à l’extrême nord-est de la Syrie. / Chris Huby/Le Pictorium
C’est une nuit brumeuse et le crépuscule point dans une ambiance ténébreuse, envoûté par un épais brouillard qui limite la vue à moins d’un mètre. À Tal-Tal, à une dizaine de kilomètres de Hassaké, dans l’extrême nord-est de la Syrie, Nihan Koshapa, la moustache généreuse, est l’un des derniers habitants du village chrétien désormais fantôme et laissé aux herbes folles.
Ses grands-parents arrivés il y a un siècle
Il y a deux ans et demi, les maisons ont été abandonnées par leurs habitants puis saccagées par les hommes de Daech. Les rues sont vides et seul le bruit d’un générateur brise le silence. « Sur 60 familles, il n’en reste que quatre », dit Nihan. Au pied du clocher de l’église orthodoxe dynamitée par les djihadistes, il balaie l’horizon d’un grand geste et fond en larmes : « Cette terre de la Syrie, c’est de l’or. Il n’y a rien de plus important pour un homme que son village. Maudits sont ces gens venus détruire notre pays. »
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Comme ses ancêtres avant lui, Nihan est agriculteur. Les terres qui longent à cet endroit le cours du Khabour, la rivière qui irrigue les cultures vivrières de la région, sont les siennes. C’est dans ce méandre que ses grands-parents sont arrivés il y a un siècle, chassés des montagnes du Tur Abdin, dans le sud-est de l’actuelle Turquie, par le génocide de 1915. Les chrétiens y cultivent des vignes pour l’arak, une eau-de-vie, et des légumes. « Les concombres de la vallée sont réputés dans tout le pays », souligne-t-il.
Une nuit maudite
Le villageois se souvient de cette « maudite nuit » du 23 février 2015. « À 4 h 30, nous avons été réveillés par des”Allah akbar” », raconte-t-il, un fusil de chasse entre ses mains couvertes de terre. « Ce jour-là, des salves de tirs d’armes automatiques répondaient aux “Takbir” (le cri des djihadistes désignant la profession de foi islamique, NDLR). Nous avons compris que quelque chose de grave se passait. Nous avons rassemblé nos familles et nous sommes allés jusqu’à la rivière.»
Sur 40 km, les hommes de Daech avançaient de manière coordonnée, s’emparant des dizaines de villages chrétiens de la vallée. L’attaque foudroyante ne laissait aucune chance aux habitants, qui traversèrent le Khabour pour s’échapper.
« La nuit était brumeuse, se rappelle Nihan. C’est seulement en nous approchant que nous avons compris que la rivière avait débordé. » Il évoque une amplitude de 80 m. «L’eau inondait les champs sur les deux rives. Je suis né en 1949 et je n’avais jamais vu ça», ajoute-t-il. Pour lui, la Turquie en était responsable : «Les Turcs ont ouvert les vannes de leurs barrages afin de nous inonder. Ils ont aidé Daech pour nous exterminer.» Avec peine, les habitants rejoignent l’autre rive en barque et se réfugient dans les églises de Hassaké.
Reconstruire l’église à tout prix
Beaucoup sont depuis allés grossir les rangs de la diaspora à Chicago, en Allemagne, en Suède. «Les voisins, les amis d’enfance, le curé, tout le monde est parti», regrette Nihan. Lui aussi choisit de prendre la route des Balkans vers l’Allemagne, à l’été 2015. «J’ai décidé de mettre ma famille à l’abri.» Il obtient le statut de réfugié mais a le mal du pays. «Je remercie les Allemands de nous avoir accueillis, mais mon village me manquait énormément, confie-t-il. J’ai décidé de revenir ici cultiver ma terre. »
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Aujourd’hui, ce chrétien est seul dans sa maison. Son épouse et ses enfants sont restés en Allemagne. Il est déterminé à reconstruire l’église, de ses propres mains s’il le faut. Dans le clocher resté debout, une cloche résonne encore.
La peine de l’archevêque de Hassaké
Mgr Jacques Behnan Hindo, l’archevêque syrien-catholique de Hassaké, éprouve «de l’espoir » en l’entendant. Âgé de 74 ans, il est revenu cet été dans les villages noircis, ressassant sa peine «de voir des églises détruites et des vies entières parties en fumée». Des milliers de chrétiens de la vallée ont pris la route de l’exil. «On me demande souvent le nombre de mes fidèles, reconnaît-il. Je donne toujours des chiffres surestimés. Sinon, personne ne viendra nous aider. Qu’ils viennent compter eux-mêmes !»
Dans le village de Tal-Jezireh, à quelques kilomètres, les habitants, surpris dans leur sommeil, n’avaient pas réussi à fuir en 2015. Deux cents personnes avaient été kidnappées, des chrétiens orthodoxes essentiellement. «Nous avons passé huit mois à Shedade, puis ils ont décidé de tuer trois d’entre nous afin de forcer l’Église à payer la rançon, raconte l’un d’eux, Tommy Tamras, 27 ans, carrure de boxeur et barbe épaisse. Mon père était chargé de faire l’intermédiaire entre Daech et l’Église. »
La vidéo de l’exécution
Sur son téléphone, il a gardé la vidéo de l’exécution. Son père y apparaît en combinaison orange au-dessus des corps de trois personnes. Il supplie l’Église de rassembler la rançon rapidement afin que les otages ne soient pas tous tués. «Nous avons survécu car nous étions prêts à payer pour nos vies», conclut Tommy.
Aujourd’hui, pour les chrétiens de Syrie, choisir de rester est un acte de résistance. « Je n’émigrerai pas», proclame une inscription à la peinture noire, accompagnée d’un poing fermé, sur un mur de Tal-Tal. Mgr Hindo non plus ne partira pas. «Je reste car j’ai toujours la vision du Christ sur la croix, dit-il. Je resterai jusqu’à ce qu’il n’y ait aucun fidèle. »
De nombreux réfugiés et déplacés
Les chrétiens en Syrie sont de différentes confessions. Grecs-melkites, mais aussi orthodoxes, chaldéens, maronites, assyriens… Avant le début de la guerre, en 2011, ils représentaient de 6 % à 10 % de la population syrienne, soit entre 1,2 et 2 millions de personnes. La majorité d’entre eux vivait à Damas et dans les villes d’Alep ou de Homs. Mais ils étaient nombreux aussi dans l’extrême nord-est, non loin de la Turquie et de l’Irak.
On estime que 5 millions de Syriens ont quitté le pays durant la guerre et que 6 autres millions ont quitté leur ville ou village tout en restant dans le pays – sur une population totale de 18 millions. Les chrétiens ont subi le même sort. Ainsi à Alep, ils seraient aujourd’hui 30 000, contre 130 000 avant la guerre.
Matthieu Delmas (à Tal-Tal, Syrie)
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