La laisser pétillerJ’avais rendez-vous avec la mère d’Alyssa, un matin de cette semaine, à 8 h 00. La mère est venue avec la fille, ce qui sauf exception ne me dérange pas : généralement, ce que j’ai à dire aux parents, c’est à l’enfant que je le destine à travers eux, alors autant qu’il soit là. Il s’agissait d’un rendez-vous de fin d’année, plus pour faire le bilan que par réelle nécessité, la mère est de ces parents très investis (mais pas trop, elle sait garder la bonne distance), que l’on voit deux à trois fois durant l’année, au début et à la fin toujours, au milieu souvent. Elles s’assoient à mon invitation sur les chaises que je dispose devant mon bureau et puisqu’elles attendent mon avis sur cette année de CM2, je fais ce que je fais souvent : je donne la parole à l’enfant.
« Quel bilan fais-tu de cette année, Alyssa ?
- Ben, très bien ! J’avais jamais eu de si bonnes notes. Je me sens bien. J’ai moins peur. Je donne plus le meilleur de moi-même. Parce que je me sens bien, je ne suis pas stressée. Je suis bien dans la classe, j’ai pas peur de dire les choses, de prendre la parole, même si je me trompe, je sais que c’est pas grave. Des fois je comprends pas tout, mais maintenant je sais qu’après je vais comprendre, donc je me sens moins stressée. »
Tout ça d’un trait limpide, un petit sourire tranquille aux lèvres. La mère laisse sa fille terminer puis prend la parole.
« Oui, elle avait très peur de l’école avant, elle répétait sans arrêt « je ne vais pas y arriver », elle paniquait très vite. Cette année elle s’est sentie comprise, valorisée, stimulée. Et la valorisation, c’est indispensable. On a vu le changement chez Alyssa au fur et à mesure de l’année. »
Je confirme les gros progrès constatés chez Alyssa cette année, dans tous les domaines, à l’écrit comme à l’oral, où ses prises de parole devant le groupe sont devenues très intéressantes, bien structurées. Puis j’ajoute qu’elle a aussi su, mieux qu’avant sans doute, domestiquer son caractère, qu’elle a fort, sa personnalité, parfois envahissante, son énergie, pas toujours facile à canaliser et qui je sais, lui a joué des tours les années précédentes. Je la félicite pour ça aussi, lui dit qu’il faut qu’elle garde cette personnalité riche, enthousiaste, même si parfois cela déborde un peu, qu’elle doit juste parvenir à mieux sentir quand ça menace de déborder. Lui explique qu’à partir de l’année prochaine, elle aura plusieurs professeurs différents, qui mettront peut-être plus longtemps à la connaitre que moi parce qu’ils ne l’auront que quelques heures par semaine, et qu’elle a une part du chemin à faire vers eux pour que sa personnalité soit bien comprise et ne la desserve pas.
Durant la demi-heure qu’aura duré l’entretien, pas une fois nous n’aurons parlé de contenu disciplinaire, de matière en particulier, d’activités scolaires, ni même de travail à proprement parler. Nous n’avons fait que parler de personnalité, de caractère. De l’individu et du groupe, de point de vue sur l’autre, sur soi-même, de connaissance de soi, d’enrichissement personnel, d’évolution, de cheminement. De relations humaines et d’humanité. C’est que, avec cette demoiselle, mon travail cette année s’est quasiment résumé à cela : lui redonner confiance en elle, lui apprendre à canaliser sa fougue, à dompter sa nature mais à cultiver son originalité et pour cela à se connaitre, à s’observer. Le pédagogue en moi n’a pas vraiment eu à s’employer, à part à travers la redite, le guidage ponctuel sur quelque notion indigeste. Avec Alyssa, peu importe la manière de préparer le cours, la méthode employée, le support utilisé, les modalités d’apprentissage mises en place. Une chose a vraiment compté : mon regard posé sur elle. Le reste a suivi, une simple présence bienveillante quand elle doutait.
Au terme de ces 10 mois de classe, Alyssa récolte les fruits de son travail. Partout elle a progressé, sa méthode de travail et son organisation, son envie de bien faire et son sérieux lui ont permis de franchir les paliers avec régularité. Il fallait juste sécuriser cette petite, accepter qu’elle ne soit pas aussi facile à gérer que d’autres, c’est ce qui précisément pouvait devenir sa richesse, cet enthousiasme qu’elle met dans toute chose, dans chaque moment qu’elle vit, en classe ou en dehors. S’appuyer sur cet enthousiasme, cet engrais formidable, c’était à la fois reconnaitre Alyssa dans ce qu’elle est profondément, et lui permettre de l’être encore mieux. La laisser pétiller.
Je ne tire pas de gloire du résultat obtenu avec Alyssa. L’enseignement est ainsi fait qu’il ne vous laisse pas longtemps infatué, il suffit de regarder ailleurs pour trouver, très vite, trop vite, de quoi vous ôter votre surplus de vanité.
Esteban. Esteban dont je sais aujourd’hui, à quelques jours de la fin de l’année scolaire, que je l’aurais, en un mot comme en mille, loupé. J’ai cru, au cœur de l’hiver, que j’avais trouvé la clé, un levier au moins, quand ses résultats ont connu une hausse soudaine, qu’il a quitté plus régulièrement les brumes qui le coupent habituellement de nous, qu’il était plus présent, plus
incarné, devenait régulièrement pertinent, moins apathique pour tout. Mais le lent délitement du printemps, sa façon de m’échapper presque au ralenti, comme dans ces scènes où suspendues au-dessus du vide deux mains se tiennent mais se lâchent petit à petit, pour finir le constat amer d’une communication coupée pour de bon, tracent nettement les contours du ratage, dessinent l’idée d’un échec en noir et blanc
Mon échec d’éducateur.
La semaine dernière, nous étions au cinéma, après le film les enfants ont posé des questions à l’intervenant qui nous l’avait présenté : la meilleure question, la plus fine, la plus sensible, c’est Esteban qui l’a posée. En l’entendant, j’ai eu un pincement au cœur : quel gâchis, que je ne sois pas parvenu à trouver comment jouer de cette corde, à l’aider à exprimer cette partie de lui, à m’appuyer sur elle pour construire.
Question de caractère ? De personnalité ? Ai-je réussi avec Alyssa uniquement parce que nos personnalités s’accordaient ? Ai-je échoué avec Esteban parce que je n’ai pas su m’adapter, me mettre en harmonie avec lui ? Difficile à dire. Il faut peut-être juste accepter que parfois, quelque chose se passe entre un professeur et un élève, et parfois non.
L’essentiel, me dis-je, est que chaque enseignant essaie, au-delà du programme à faire, des fiches de préparation, du nez dans le guidon, de garder intact sa capacité de
regarder ses élèves, de les regarder vraiment pour se donner une chance de les voir tels qu’en eux-mêmes et trouver, peut-être, une voie vers cet eux-mêmes qui permettra d’établir le contact. Si je n’y parviens pas, un autre peut-être y parviendra. Peut-être que l’année prochaine, quelqu’un saura comment faire avec Esteban. Et peut-être qu’il n’aurait pas su, avec Alyssa.
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