Centrafrique : à Bangassou, le pire côtoie le meilleur de l’humanitéLaurent Larcher (à Bangassou), le 26/06/2017 à 16h22
Mis à jour le 26/06/2017 à 17h49
Alors que les violences sont redevenues quotidiennes depuis plus d’un mois dans plusieurs villes du pays, environ 2 000 musulmans sont retranchés dans le petit séminaire de l’évêché de Bangassou, au sud-est. Autour d’eux, des miliciens anti-balaka – chrétiens – tentent de les tuer.
Les musulmans de Bangassou sont réfugiés au Petit séminaire Saint-Louis
de l’évêché. / Laurent LarcherPoings, gourdins, planches… Les coups pleuvent sur l’adolescent affolé. Là, à quelques mètres de la cathédrale de Bangassou, pendant la messe. À l’intérieur de l’élégante église en briques rouges, l’assemblée achève de réciter, d’une seule voix, le Notre Père. La tempête d’un côté, le recueillement de l’autre. Une légère inquiétude gagne l’assemblée. Parmi les fidèles, certains ont compris, comme sœur Juliette, une franciscaine de Montpellier. Elle se précipite à l’extérieur.
Devant elle, de jeunes musulmans accourent participer à la curée. Ils ont reconnu dans la victime l’un de ceux qui les harcèlent jour et nuit. Des paroissiens plongent avec courage dans la mêlée. Les coups redoublent. Certains s’interposent comme cette jeune musulmane qui arrache le couteau des mains de son frère. Sœur Juliette lève les bras au ciel, tente de trouver une solution, s’approche du tourbillon, crie d’une voix faible qu’il faut arrêter cette horreur.
Soudain, deux hommes réussissent à arracher l’adolescent, le traînent vers la cathédrale. Un enfant a encore le temps d’écraser une pierre sur le crâne du garçon. Les voici à l’intérieur, à l’abri. Ils filent par une porte dérobée. « C’est insensé », s’exclame sœur Juliette avant de prendre place dans la file qui va communier.
Bangassou, une ville prise par les anti-balaka depuis le 13 maiÀ la fin de la célébration, la plupart des fidèles ne s’attardent pas. Une minorité lance des insultes vers le site des musulmans, à trois cents mètres. « Après ce qu’on a fait pour vous, c’est comme ça que vous nous remerciez ! », s’emporte une religieuse qui ne supporte plus de vivre dans ce climat de violence permanente. Un homme crie : « Il n’y a rien à faire avec vous ! »
Trois soldats marocains du contingent de la Minusca, la mission de l’ONU en Centrafrique, s’approchent pour apaiser les esprits. Mais la population n’aime pas ces hommes. Elle les accuse d’incompétence et de connivence avec les musulmans. Tout le monde s’attend à une réaction des anti-balaka. La ville appartient à ces milices chrétiennes depuis le 13 mai, date à laquelle elles se sont emparées de Bangassou en chassant les musulmans.
Ces derniers, réfugiés à la mosquée centrale, ont été exfiltrés le 16 mai par les forces spéciales portugaises et conduits vers le Petit séminaire Saint-Louis, à l’évêché : un réduit encerclé de miliciens, les « auto-défense », nouveau nom des anti-balaka (AB). On y trouve des scouts, un ancien séminariste, des voyous, de jeunes désœuvrés, des ruraux…
Impossible pour les musulmans de se rendre à l’hôpitalCes groupes sont soupçonnés d’être téléguidés, financés et armés par des proches de l’ancien président François Bozizé. Sur les sept gangs qui se partagent la ville, les trois plus féroces sont commandés par un ancien « Faca », l’armée du temps de Bozizé. Jour et nuit, les musulmans sont exposés aux attaques de ces hommes sanguinaires. S’ils franchissent l’enceinte du petit séminaire, les « AB » les assassinent.
Mi-juin, quelques déplacés ont tenté de rejoindre Bangui à bord de camions convoyés par le contingent mauritanien de la Minusca. Las, l’un des véhicules est tombé en panne à la sortie de la ville. Las, les casques bleus mauritaniens ont poursuivi leur route sans lui. Las, les anti-balaka sont arrivés, ont reconnu l’un d’eux, l’ont aussitôt tué, découpé, avant d’exhiber dans la ville les membres du malheureux. Deux autres ont su se faufiler dans les herbes pour frapper à la porte des sœurs de Montpellier. Sœur Juliette s’est débrouillée pour les reconduire, sains et saufs, à l’évêché.
Toutes les nuits, des rôdeurs ouvrent le feu, et les armes se répondent d’un quartier à l’autre. Sous les bâches du HCR, les déplacés comptent les coups et attendent, fatalistes, la fin des tirs. Mieux vaut pour eux ne pas avoir besoin d’être hospitalisés. Les AB s’y opposent. Impossible de traverser la ville en déjouant leur surveillance. Même les humanitaires ne prennent pas ce risque depuis que deux rescapées de l’attaque de la mosquée, deux musulmanes, ont été exécutées à l’hôpital central. Aujourd’hui, les seuls blessés par balles opérés et soignés dans ce dispensaire sont des AB et des non-musulmans.
« Le feu grondait depuis des mois »Il est révolu le temps où chrétiens, musulmans et animistes vivaient en bonne intelligence à Bangassou. Pourtant, depuis la crise centrafricaine de 2013, ils avaient su résister à la passion identitaire. Mais la belle vitrine du vivre ensemble centrafricain a volé en éclats. « Le feu grondait depuis des mois », explique Mgr Aguirre, l’évêque – de nationalité espagnole – de Bangassou, sous la protection duquel ces musulmans se sont rangés. 65 ans et trois infarctus, déjà.
« L’arrivée des Peulhs d’Ali Darras en février 2016 à Nzako, à 190 km de là, a déstabilisé la province de Mboumou, poursuit-il. Ils ont pillé et racketté la population. Le contingent marocain n’a pas su la défendre, ni le gouvernement centrafricain. Les jeunes se sont soulevés, les choses se sont envenimées. »
Un autre groupe de rebelles, composé de musulmans tchadiens, a profité du désordre pour prendre pied dans cette région riche en mines d’or et de diamants, le Front patriotique de la République centrafricaine (FPRC) du tchado-centrafricain Noureddine Adam. « On s’attend à les voir tomber sur Bangassou pour secourir leurs frères de l’évêché. Au début de la semaine, ils ont ravagé Nzako et Bakouma, ont pillé les quartiers chrétiens, brûlé des dizaines de maisons, tué des jeunes, dévalisé les biens de l’Église dont un nouveau bloc opératoire. Le précédent avait été démonté par les mêmes, en 2013 », ajoute l’évêque. En réponse, les AB ont détruit la mosquée de Bangassou.
Un abbé dépêché comme médiateur auprès des anti-balakaLa rumeur annonce le déclenchement imminent d’une offensive FPRC. Des SMS alarmistes circulent plusieurs fois par jour, déclenchant, parfois, un vent de panique. Le directeur diocésain de la Caritas, l’abbé Guy-Florentin N’Zingazo, en reçoit justement un qui l’avertit que les anti-balaka de Pino Pino (Pépin Wekanam, de son vrai nom), l’un des plus cruels de la ville, se préparent à attaquer le Petit séminaire en représailles à l’incident de la matinée. Ils seraient à 200 mètres. Connu pour ses talents de médiateur, l’abbé Alain Blaise Bissialo, curé de la paroisse du Christ Roi de Tokoyo, face à la mosquée centrale, est dépêché pour calmer les esprits. Lui aussi a accueilli des familles musulmanes dans sa paroisse.
Le site du petit séminaire n’est pas sécurisé. Les Marocains ne semblent pas disposés à se battre efficacement. À la mosquée centrale, le 13 mai, ils avaient abandonné les musulmans aux snipers anti-balaka. Bilan, une quarantaine de morts dont l’imam, des femmes et des enfants. Les Marocains ont aussi la réputation d’ouvrir le feu sans distinguer les cibles. À Bangassou, on ne compte plus les habitants blessés par leurs tirs.
Autre crainte : si les AB attaquent, les extrémistes musulmans du site peuvent se retourner contre la dizaine de prêtres vivant à l’évêché. Finalement, l’abbé Bissialo persuade Pino Pino de tenir ses troupes. C’est la troisième fois cette semaine.
« S’il y a des criminels parmi la population, il y a aussi des justes »
Kaltouma a perdu ses enfants et sa petite sœur en tentant de rejoindre la République démocratique du Congo. / Laurent LarcherDans l’après-midi, l’évêque reçoit un message d’une religieuse réfugiée en RDC, de l’autre côté du fleuve Mbomou, frontière naturelle entre les deux pays. Elle lui annonce son retour. Rendez-vous à 16 heures à l’embarcadère. Avant de s’y rendre, Mgr Aguirre s’arrête au Petit séminaire pour rassurer les déplacés. Il y croise Kaltouma, 27 ans, assise, seule, sur une natte. Le 28 mai, la jeune femme a demandé à l’abbé Guy-Florentin de la déposer à l’embarcadère pour qu’elle puisse traverser le fleuve avec ses quatre enfants de 12, 10, 8 et 2 ans et sa sœur de 14 ans. L’abbé devait s’y rendre pour célébrer une messe. Mais sur la rive, ils sont tombés sur les AB de Ngade, un ancien Faca. Les miliciens se sont emparés de Kaltouma, de ses enfants et de sa petite sœur, les ont entraînés à l’écart et les ont tués.
Donnée pour morte, jetée dans le fleuve, la jeune maman a pu rejoindre Bangassou. Une catéchiste l’a trouvée, cachée, soignée et fait raccompagner au camp. « S’il y a des criminels parmi la population, il y a aussi des justes. Ils sont majoritaires », assure le prêtre médiateur. Le pire côtoie le meilleur de l’humanité : les chrétiens de Bangassou n’échappent pas à la règle générale. Responsable du site, la Caritas coordonne le travail des agences humanitaires de l’ONU. Si les déplacés sont pourchassés par des chrétiens, ils sont aussi secourus par des chrétiens.
« Après ce qu’ils nous ont fait, il faut tous les tuer. Et ceux qui les aident »Une heure plus tard, Mgr Aguirre prend sa voiture, enclenche une cassette audio : une musique espagnole, et prend la direction du fleuve. Il est arrêté, à son tour, par les mêmes AB de Ngade. Sa voiture est encerclée par ces criminels au regard insensé, armés de fusils d’assaut AK 47, de fusils de chasse, de lances, de grands couteaux. Leur chef l’insulte, l’accuse d’être un mauvais chrétien, d’être vendu aux musulmans, le menace avec son arme, doigt sur la gâchette. « Après ce qu’ils nous ont fait, il faut tous les tuer. Et ceux qui les aident. Moi, je suis catholique, un véritable catholique », hurle-t-il.
L’évêque garde son calme. Il l’écoute. D’une voix suave tandis que la mélodie espagnole s’échappe de la voiture, il lui souffle : « Le jour où tu seras blessé, où tu seras menacé, je viendrai aussi te chercher pour te mettre à l’abri ». La parole fait mouche, le chef lui demande un billet de 10 000 FCFA (6,5 €). La religieuse n’étant toujours pas arrivée, l’évêque ne s’attarde pas.
48 heures plus tard, Pino Pino a attaqué le site de l’évêché. Les Marocains ont ouvert le feu et repoussé les assaillants. Un enfant est né, aussi, cette nuit-là, dans le réfectoire du Petit séminaire.
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Un pays en proie aux violences
Mars 2013 : la Centrafrique bascule dans la violence après le renversement du président Bozizé par la rébellion musulmane Séléka, entraînant des représailles de groupes anti-balaka, défenseurs des chrétiens.
Décembre 2013 – octobre 2016 : opération Sangaris menée par la France.
Septembre 2014 : déploiement de la Minusca (12 500 hommes actuellement).
Novembre 2015 : à Bangui, le pape François appelle les Centrafricains à « résister à la peur de l’autre ».
Mi-mai 2017 : reprise des violences à Briat, Bangassou et Alindao.
19 juin : accord de paix signé à Rome par 13 groupes rebelles ou milices sous le patronage de Sant’Egidio, pour tenter d’éviter l’« embrasement généralisé » que redoute l’ONU. Le 22, la Conférence épiscopale centrafricaine et le cardinal Nzapalainga démentent y avoir mandaté un représentant « tout en saluant tous les efforts en faveur du rétablissement de la cohésion sociale ».
Laurent Larcher (à Bangassou)
http://www.la-croix.com/Monde/Afrique/Centrafrique-Bangassou-pire-cotoie-meilleur-lhumanite-2017-06-26-1200858203