Mgr Pierre Claverie et ses 18 compagnons et compagnes ont été déclarés bienheureux samedi 8 décembre au cours d’une messe célébrée au sanctuaire de Santa-Cruz à Oran, en Algérie, dans le pays où ils ont vécu. Cette célébration, qui semblait à beaucoup « impossible », a fait passer un message de réconciliation, et d’une guérison possible des blessures.
L’esplanade du sanctuaire de Santa Cruz d’Oran pendant la cérémonie, samedi 8 décembre. / Bernard Hallet
Oran (Algérie)
De notre envoyée spéciale
« Un grand signe de fraternité dans le ciel algérien à destination du monde entier. » Les mots du pape François ont résonné fortement sur la magnifique esplanade du sanctuaire de Santa-Cruz, à Oran. Ce qui pouvait « sembler impossible » s’est finalement réalisé : Mgr Pierre Claverie et ses 18 compagnons et compagnes ont été déclarés bienheureux samedi 8 décembre, jour de la fête mariale de l’Immaculée Conception, là où ils avaient été envoyés par l’Église et où ils ont librement choisi de rester, même au plus fort de la violence, au milieu de ce peuple qu’ils ont tant aimé.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est l’Algérie, pays à la mémoire blessée, toujours tiraillé entre la tentation du repli et celle de l’ouverture, qui a accueilli la première béatification dans un pays très majoritairement musulman. Un pays qui s’est même dit prêt, ces derniers mois, à accueillir le pape François, qui « souhaite toujours sa venue », a redit l’évêque d’Oran, Mgr Jean-Paul Vesco… et qui réserve décidément bien des surprises. « Je venais avec quelques soucis et je repars dans une grande joie », a très humblement reconnu à la fin d’une très belle messe le cardinal Angelo Becciu, préfet de la Congrégation des causes des saints et envoyé spécial du pape, qui la présidait.
Animée par les chants joyeux et enlevés de la chorale des étudiants subsahariens, caressée par un chaud soleil sous un ciel sans nuage, la célébration – qui a succédé à un premier hommage rendu à la grande mosquée d’Alger – a rendu visible, palpable, la fidélité de ces « martyrs du plus grand amour » au « projet de paix que Dieu veut pour tous les hommes ». Elle a réussi aussi, comme le souhaitait très fortement l’Église, à réunir dans un même hommage toutes les victimes de cette décennie de violences qui a déchiré l’Algérie de 1990 à 2000, ces « milliers et milliers d’intellectuels, de journalistes, d’imams, de pères et de mères de famille », à qui une minute de silence a été dédiée.
« Le renoncement à soi-même ne produit pas l’échec mais la vie et le bonheur », a lancé le cardinal Angelo Becciu, préfet de la Congrégation des causes des saints, en rappelant la volonté des 19 nouveaux bienheureux de vivre en Algérie en « artisans de paix et en témoins de la fraternité ». « L’Église ne désire rien d’autre que servir le peuple en Algérie, le vivre-ensemble et une société fondée sur le respect réciproque », a-t-il insisté dans son homélie, soulignant aussi au passage la nécessité pour « chacun de développer la pédagogie du pardon si nécessaire dans ce pays ».
Ni triomphalisme, ni ressassement mortifère donc, bien au contraire. Devant une foule nombreuse, composée de proches des bienheureux, de représentants des quatre diocèses d’Algérie, d’amis algériens, mais aussi de très nombreux officiels – dont le ministre des affaires religieuses, Mohamed Aissa et le wali (préfet) d’Oran –, la célébration a fait passer un message « de réconciliation et de fraternité », se réjouit le frère dominicain Jean-Jacques Pérennès, très douloureusement marqué en 1996 par la perte de son ami et frère Pierre Claverie, alors évêque d’Oran. « Nous qui avons vécu une grâce de guérison pouvons témoigner auprès de nos frères algériens eux aussi blessés qu’elle est toujours possible. »
Dernier « rescapé » de Tibhirine, venu du monastère Notre-Dame de l’Atlas à Midelt, le frère Jean-Pierre Schumacher savourait sa joie d’assister à cette journée historique. « Mon souhait est que cette journée permette à davantage de personnes d’entrer dans la proximité des bienheureux », souffle-t-il. Car « plus on les connaît et plus on les aime », remarque Éric Gustavson, beau-frère de Mgr Pierre Claverie. Même les Petites Sœurs du Sacré Cœur, réticentes au départ à l’idée d’une béatification, étaient dans la joie. « Parce qu’elle met en lumière notre vie toute simple. Il y a un vrai besoin de la faire connaître à l’extérieur. »
Pour de très nombreux Algériens présents, y compris parmi les journalistes et les forces de sécurité, cette participation à une messe catholique était une première et visiblement une joie. « Depuis que je sais qu’il y aura ces béatifications, je souhaite y participer », assure Kheira, journaliste dans un quotidien arabophone, convaincue que « si nous ne sommes pas ouverts à l’autre, alors nous manquons à notre devoir ».« Nous sommes heureux que des chrétiens puissent prier en Algérie. C’était le cas autrefois, et nous ne parlions même pas de “chrétiens” et de “musulmans” : nous n’avions pas besoin de faire de différence. C’est la décennie noire qui a tout gâché », soupirait une autre Algérienne, désireuse elle aussi de cette « paix » qui était sur toutes les lèvres.
La veille au soir, une veillée interreligieuse de prière, de chants et de témoignages avait permis de plonger les participants – notamment ceux venus de France, de Belgique ou d’Espagne – dans la réalité de l’Église d’Algérie. Une veillée placée – à l’image de ces religieux et religieuses qui avaient choisi de donner leur vie au Christ dans ce pays – sous le signe de « l’amitié qui vient de Dieu ». La chorale de la paroisse répondait aux psalmodies soufies. Et douze témoins, « héritiers » des bienheureux, ont montré la force et l’actualité de leur message.
Après avoir exprimé sa « gratitude » aux autorités algériennes qui ont compris et entendu le désir de l’Église de célébrer cette béatification « en Algérie et avec le peuple algérien », Mgr Vesco a lancé un dernier et vibrant appel pour l’avenir. « Le XXIe siècle ne peut plus être celui de la concurrence entre religions », a-t-il imploré, en rappelant que « notre ”maison commune” est menacée par le réchauffement climatique et la Méditerranée engloutit chaque jour des hommes et des femmes qui cherchent un avenir meilleur ». Parce qu’ils ont vécu l’amitié entre chrétiens et musulmans jusqu’au bout, parce qu’ils ont annoncé « l’amour universel envers tous », la reconnaissance par l’Église de ces 19 nouveaux bienheureux est bien un acte prophétique. Au nom de leurs familles, Pierre Laurent, neveu de frère Luc, le médecin de Tibhirine, a résumé leur espoir : « Que cette magnifique journée prolonge ses effets. »