Le succès de Doctolib, est-ce grave docteur ?
La plateforme a fait une progression fulgurante. Mais certains s’inquiètent d’une « ubérisation » de la médecine ou des données de santé recueillies par la start-up.
C’est l’histoire d’une start-up fondée en 2013 sur un marché très concurrentiel. Et qui, en cinq ans, a taillé en pièces tous ses rivaux pour devenir le leader français des rendez-vous médicaux en ligne. En annonçant en mars une nouvelle levée de fonds de 150 millions d’euros, Doctolib est entré dans le cercle très fermé des « licornes » tricolores, c’est-à-dire des start-up valorisées à plus de 1 milliard d’euros. Une progression fulgurante qui suscite des débats parfois animés.
« Un mastodonte dans le domaine de la e-santé »
« Le fait qu’une société commerciale occupe une position hégémonique dans un secteur aussi sensible que celui de la santé pose beaucoup de questions », s’inquiète, à l’instar d’autres médecins, le docteur Yéhouda Benchimol, gynécologue à Paris. « Si cela” cartonne”, c’est parce que cela répond à un vrai besoin des patients et des professionnels de santé. Et on peut quand même se réjouir qu’une société française soit devenue en si peu de temps un mastodonte dans le domaine de la e-santé », réplique Alain-Michel Ceretti, président de France assos santé, qui regroupe 70 associations de patients.
Le concept de Doctolib est simple : pouvoir en quelques clics trouver un professionnel de santé et prendre un rendez-vous en ligne. Un concept gagnant. Fin 2017, Doctolib employait 380 salariés et comptait, parmi ses abonnés, 30 000 professionnels de santé. « Aujourd’hui, nous avons 80 000 professionnels, dont 60 % de médecins. Et nous comptons 800 salariés en France, dont 150 ingénieurs et 200 personnes qui, dans 30 villes en France, vont à la rencontre de ces professionnels. Enfin, nous avons 150 salariés en Allemagne », détaille Arthur Thirion, directeur France de Doctolib.
Un abonnement à 129 € par mois
La principale cible de la société sont les professionnels libéraux qui s’abonnent pour 129 € par mois. Si les médecins sont majoritaires, on y trouve aussi des dentistes, des kinés, des psychologues, des ostéopathes… « C’est un premier problème. Sur un site qui s’appelle doctolib, on s’attend à ne trouver que des docteurs. Or, là, on trouve de tout y compris des naturopathes qui, dans leur fiche de présentation, ont parfois un discours tendancieux pouvant laisser penser qu’ils sont médecins », dénonce le docteur Jérôme Marty président de l’Union française pour une médecine libre. « Dans le cas des naturopathes, nous précisons à chaque fois qu’il s’agit là d’une profession non réglementée », indique Arthur Thirion.
Mais Doctolib fait aussi affaire avec les hôpitaux publics. Et son plus gros coup a été la signature en 2016 d’un partenariat avec l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). « Nous souhaitions faciliter la prise de rendez-vous pour les patients dans nos hôpitaux et rendre plus visible notre offre de soins auprès du public. Doctolib a été choisi après un appel d’offres, pour une durée de quatre ans. Sur la durée du marché, ce partenariat coûtera entre 1 et 2 millions d’euros », explique Raphaël Beaufret, directeur du pilotage et de la transformation de l’AP-HP. Dans la foulée, Doctolib a conclu des accords avec une centaine d’hôpitaux publics, dont les CHU de Rouen, Nancy, Montpellier, Nantes, Lille et Nice.
Combien de Français utilisent-ils ses services ? « Plus de 12 millions chaque mois », indiquait en 2017 l’entreprise qui, aujourd’hui, ne souhaite plus donner de chiffres. « Ce qu’on peut dire, c’est que, le mois dernier, nous avons eu 35 millions de visites », précise Arthur Thirion. Un chiffre très élevé qui suscite des interrogations. « Il y a dix ans, 90 % des généralistes recevaient des patients sans rendez-vous. Aujourd’hui, nous ne sommes plus qu’une minorité à accepter des patients en consultation libre. Et cette évolution est liée en bonne partie à Doctolib qui a largement systématisé la médecine sur rendez-vous », indique Bertrand Legrand, généraliste à Tourcoing et fondateur de l’application Vitodoc, qui permet aux patients de consulter sur des plages horaires libres.
« Son caractère hégémonique pose problème »
Comme lui, certains dénoncent aussi une « ubérisation » de la santé. « Cela encourage le consumérisme médical », estime le docteur Marty. « Doctolib semble plaire aux patients branchés, connectés, modernes, ceux qui commandent leurs chaussures sans les avoir essayées et qui peuvent les renvoyer si elles ne leur plaisent pas », écrit un généraliste qui tient un blog anonyme sur Internet. Mais ces critiques ne troublent guère les utilisateurs du site. « C’est juste simple et efficace. Plus besoin de passer des heures au téléphone pour trouver une place disponible chez un médecin », dit Véronique, une mère de famille parisienne.
Certes, tous les médecins ne sont pas abonnés à Doctolib. « Mais son caractère hégémonique pose problème », assure le docteur Jean-Bernard Rottier, ophtalmogue au Mans. « Imaginez le cas d’un patient qui tape “ophtalmologue Paris” sur Google, ajoute-t-il. Un médecin, qui n’est pas abonné à une plate-forme de rendez-vous n’a aucune chance d’apparaître sur la première page. Donc soit vous êtes à Doctolib, soit vous perdez toute visibilité sur Internet », ajoute ce médecin.
Des données inaccessibles à Doctollib
Une autre question est celle de l’avenir des secrétaires médicales. « Elle est là la vraie raison du succès de Doctolib. Les médecins s’abonnent pour diminuer leurs frais de secrétariat. Ce qui est un vrai recul. Car une secrétaire, c’est une personne qui connaît l’histoire des patients et leurs besoins », explique un généraliste qui exerce à Mantes-la-Jolie. Un constat nuancé par le docteur Jean-Paul Ortiz, président de la CSMF, le principal syndicat de médecins libéraux. « Je suis abonné à Doctolib et j’ai gardé ma secrétaire. Le fait de recevoir moins d’appels pour les rendez-vous lui permet de se libérer pour d’autres tâches, notamment l’accueil des patients », explique ce médecin, qui exerce comme néphrologue à Cabestany.
« En fait, l’impact de Doctolib reste difficile à mesurer. Davantage que ces plateformes, ce qui va nous coûter des emplois, c’est le développement des logiciels de reconnaissance vocale, permettant aux médecins de dicter leur compte rendu ou leur courrier sur un logiciel qui met tout par écrit », indique Christine Gavard, responsable pédagogique à l’Association des secrétaires médico-sociales à l’ASMR.
La principale interrogation concerne surtout les données de santé recueillies via l’usage de Doctolib. Certains s’inquiètent de voir une société privée détenir des informations aussi précises sur le parcours de soins de millions de Français. « Doctolib peut savoir par exemple que monsieur Dupond est allé voir un généraliste, puis un cardiologue et un diabétologue. Très vite, on peut ainsi connaître les problèmes de santé de chacun », confie un médecin.
Une question sensible à laquelle Arthur Thirion s’empresse de répondre : « Doctolib n’a pas le moindre accès à ces données qui sont stockées en toute confidentialité chez trois hébergeurs certifiés pour cela », assure-t-il. Et si demain, l’entreprise devait être vendue à une société étrangère ? « Ce n’est absolument pas notre vision car on s’engage sur le long terme. Mais de toute façon, tout acteur même venu de l’extérieur, devrait respecter la législation française et n’aurait, lui non plus, aucun accès à ces données. »
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Enquête de :
https://www.la-croix.com/Sciences-et-ethique/Sciences-et-ethique/Le-succes-Doctolib-est-grave-docteur-2019-05-14-1201021610?