La tragédie des Juifs expulsés des pays arabes
By ELIAS LEVY, Reporter
Thursday, 06 November 2008
“Moi aussi je suis un réfugié, mais juif. Le monde parle des réfugiés palestiniens et les plaint.
Ceux-ci sont confinés dans des camps, souvent en butte à des brimades, à des vexations des pays hôtes: Liban, Syrie, Égypte, Jordanie. Rappelons-nous du Koweït qui a chassé, au lendemain de la première Guerre du Golfe, en 1991, tous ses habitants palestiniens. Mais il existe des réfugiés sur le sort desquels personne ne s’est intéressé: les Juifs des pays arabes. Du Maroc au Yémen, près d’un million de Juifs ont été expulsés de leurs foyers. Cela a commencé en 1948, et a continué en 1956, 1967 et 1973. Je fais partie des réfugiés juifs des pays arabes de la deuxième vague. Biens spoliés, confisqués, soumis à l’arbitraire, nous étions, je le répète, près d’un million et nul, sauf nos familles et l’État d’Israël, ne s’est jamais senti concerné par notre sort. Ni l’ONU, qui s’enflamme unilatéralement, ni l’Europe, partiale et donneuse de leçons, ni les médias occidentaux, si peu objectifs. Les Arabes, il est vrai, ont du pétrole…”
Moïse Rahmani ne fait pas dans la dentelle quand il égrène ses réflexions sur le “sort injuste et des plus abjects” que l’on a réservé au million de Juifs expulsés des pays arabes lors de la fondation de l’État d’Israël.
Né au Caire en 1944 et descendant d’une famille de Rhodes émigrée en Égypte à la fin du XIXe siècle, Moïse Rahmani a passé son adolescence au Congo belge. Installé en Belgique depuis 1969, il n’a cessé de militer pour le Judaïsme, de soutenir Israël et de lutter contre l’antisémitisme. Cet intellectuel et écrivain francophone est le fondateur et rédacteur en chef de l’excellente revue culturelle sépharade Los Muestros, publiée à Bruxelles. Il est aussi l’auteur d’un remarquable essai historique sur l’expulsion des Juifs des pays arabes, L’Exode oublié (Éditions Raphaël, 2003).
Moïse Rahmani a été l’un des conférenciers de marque du dernier Festival Sépharade de Montréal, une manifestation culturelle organisée annuellement par la Communauté sépharade unifiée du Québec.
En 1948, imitant le régime nazi de Vichy, le gouvernement égyptien destitua par un arrêt scélérat, dans l’indifférence générale, tous les Juifs naturalisés égyptiens. Son père se retrouva, à près de quarante ans, apatride. Sa mère, originaire de Rhodes, une île occupée jusqu’en 1946 par l’Italie, était Italienne. Après maintes et longues démarches, la famille de Moïse Rahmani parvint à acquérir la nationalité italienne.
“Je n’ai pas de souvenance d’une aide internationale quelconque, financière ou morale, dit-il. Je n’ai pas le souvenir de protestations, même du bout des lèvres, d’une Europe si prompte aujourd’hui à s’émouvoir, ou de l’ONU, ce “grand machin”, comme disait le Général de Gaulle. De personne. Nous n’avons été aidés que par les Communautés juives dans les pays d’accueil et par Israël pour ceux qui s’y rendirent. Je plains les Palestiniens qui, contrairement au vœu d’Israël de les voir rester, ont quitté leur terre. Forcés par la propagande arabe et par la peur d’être pris entre deux feux, ils se sont repliés au Liban, en Syrie, en Égypte, en Jordanie. Ces États arabes n’auraient-ils pas pu les intégrer au lieu d’en faire des ferments de haine?”
Plus d’un demi-siècle après l’exil forcé de sa famille, Moïse Rahmani n’éprouve aucune rancœur à l’égard de l’État égyptien, qui chassa brutalement les siens de leur pays natal après la création d’Israël.
“Je suis aussi un réfugié. Notre maison a été prise, les fruits du labeur de ma famille volés, nos tombes violées, nos lieux de culte vandalisés, ma collection de timbres-poste arrachée… Mais j’ai tourné la page. Il le faut bien. Je n’ai conservé ni haine ni amertume contre ceux qui nous ont obligés à partir. Je suis aussi un réfugié mais je n’ai pas enseigné à mes enfants à lancer des bombes et à jeter des cocktails Molotov et des pierres.”
Du million de Juifs vivant dans les pays arabes, ces “paradis sur terre”, lança-t-il sur un ton narquois, il ne reste plus aujourd’hui dans ces contrées islamiques qu’environ quatre mille, tolérés, en butte parfois à l’arbitraire et souvent méprisés.
“La soi-disante “coexistence pacifique” entre Juifs et Musulmans en Terre d’islam n’est qu’une fable! Cette “coexistence” a existé uniquement durant les protectorats, et encore, jamais avant! Comme le rappelle Albert Memmi dans son livre Juifs et Arabes, publié en 1974, il s’agit d’une légende, d’un leurre. Memmi nous renvoie au récit du Père Charles de Foucauld qui, voulant explorer incognito les pays musulmans, se déguisa en Juif. Il faut lire dans la narration de ce prêtre catholique, peu suspect de philosémitisme, toutes les humiliations qu’il eût à subir. On s’imagine, à tort, que la vie fut toujours idyllique en Terre d’islam. Or, durant les siècles qui précédèrent la période des protectorats français, anglais ou italien pour la Libye, celle-ci connut son lot d’exactions, de pogroms, de massacres. Albert Memmi affirme dans Juifs et Arabes qu’abstraction faite de la Shoah, “l’ensemble des victimes des pogroms russes, polonais et allemands n’excède probablement pas l’ensemble des petits pogroms successifs perpétrés contre les Juifs dans les pays arabes”. Les brimades étaient quotidiennes et l’existence ne tenait parfois qu’à l’humeur des dirigeants politiques ou des voisins! L’ancêtre d’un de mes cousins, surpris par une pluie soudaine, fut brûlé vif en Iran pour avoir éclaboussé par inadvertance un mollah.”
Moïse Rahmani milite aujourd’hui pour “une cause noble et totalement éludée” et pour “réhabiliter les droits inaliénables” du million de Juifs chassés sans aucune gêne des pays arabes.
“Je me bats, avec beaucoup d’autres Juifs de bonne volonté horripilés par l’amnésie historique qui sévit dans le monde arabe, pour que nos enfants et les enfants et petits-enfants de ce million de femmes, hommes, jeunes et vieillards, chassés de leurs foyers parce que Juifs, n’oublient pas cette tragédie ignoble. Je me bats pour que mes concitoyens non-Juifs et mes cousins arabes connaissent notre histoire qui est, en partie, la leur. Je consigne dans des articles et des livres ces faits en mémoire de nos parents qui ont dû tout recommencer. Je me bats afin que les morts que nous avons laissés dans nos pays d’origine, abandonnés contre notre gré, plus personne ne déposant une petite pierre sur leurs tombes, sachent qu’ils ne seront jamais oubliés.”
Plus de soixante ans se sont écoulés. Il est temps que les Sépharades expulsés des contrées arabes rassemblent leurs souvenirs, épanchent leurs mémoires, ouvrent leurs cœurs et clament haut: “Nous sommes également des réfugiés du conflit entre les États arabes et Israël”, dit Moïse Rahmani.
“La résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU prévoit “une solution juste du problème des réfugiés”, de tous les réfugiés. Nous sommes les réfugiés juifs des États arabo-musulmans et le monde nous a oubliés. Si l’opinion publique mondiale n’ignore rien du drame des réfugiés palestiniens maintenus volontairement dans un état de précarité et de misère tant par les régimes arabes que par une Autorité Palestinienne corrompue, la tragédie des réfugiés juifs des pays arabes a été occultée durant plus de cinquante ans. Le monde doit enfin connaître la vérité. Il ne pourra y avoir un règlement équitable du contentieux israélo-arabe tant que les droits bafoués du million de Juifs expulsés de leurs terres natales ne soient pas reconnus par le monde arabe, à l’instar d’Israël, qui a déjà reconnu le drame du peuple palestinien. Nous demandons que Justice soit faite dans les deux camps.”
Moïse Rahmani
Paru dans le "Canadian Jewish News"