La SQ a ouvert une enquête sur une mystérieuse secte satanique en Estrie
Source : La Presse (Canada), par Marie-Claude Lortie, 30 septembre 1995.
--------------------------------------------------------------------------------
« Je suis née dans une secte satanique. Dans une famille où tous les membres devaient adorer Satan, lui porter un amour inconditionnel, tout faire pour lui obéir. J'ai subi des sévices dès l'âge de trois ans et demi, j'ai été torturée, martyrisée, violée. J'ai vu des sacrifices d'animaux, mais aussi des sacrifices humains... »
Humains ?
Oui. Humains », affirme Manon sur un ton solennel.
Assis dans la cuisine d'une petite maison en Estrie, Luc Grégoire, un enquêteur de l'escouade des crimes majeurs de la Sûreté du Québec, laisse échapper un grand soupir. Ce n'est pas la première fois qu'il entend cette femme de 28 ans lui parler de messes noires, viols, sévices corporels et sacrifices. Il a entendu aussi le témoignage de plusieurs autres personnes sur ces macabres sujets. L'affaire lui semble très sérieuse. « J'ai cinq personnes qui me racontent des affaires semblables », dit-il.
Grégoire a épluché les rapports des psychothérapeutes appelés à évaluer chacun des cas et il a parlé à plusieurs autres témoins.
(...)
Si Manon raconte aujourd'hui ce qui lui est arrivé, au risque de compliquer la tâche des policiers, c'est qu'elle espère que tous ceux qui savent des choses et qui pourraient témoigner, oseront briser la loi du silence permettant à la secte de poursuivre ses activités. Manon vit en Estrie, dans un lieu qu'elle veut garder secret, même si elle dit ne pas avoir peur des représailles de cette secte satanique qu'elle a quittée il y a cinq ans.
« Il n'y a rien qu'ils puissent me faire qui soit pire que ce que j'ai vécu », dit-elle. Pire qu'être enfermée pendant une messe noire dans un cercueil et enterrée vivante durant de très longues minutes, pire qu'être violée par plusieurs hommes, pire qu'être suspendue par les pieds au-dessus d'un trou rempli de couleuvres noires, pire que de voir des gens torturés ou d'avoir à boire le sang et manger la chair des créatures sacrifiées.
« La plupart des atrocités n'ont été épargnées à aucune jeune femme de la secte », explique une autre ex-membre qui refuse elle aussi d'être nommée mais qu'on appellera Josée, plus réticente à raconter son histoire publiquement. « Mais celles que Manon a subi sont pires, explique Josée, parce que Manon avait un rôle spécial dans la secte ».
Dès sa naissance, à cause de la position des astres cette nuit-là, les dirigeants de la secte avaient décidé qu'elle aurait un lien spécial avec le démon. D'après Manon, cette secte satanique existe depuis des décennies au Québec. Sa mère était impliquée bien avant que Manon ne naisse, ayant elle-même été entraînée par sa propre mère. « C'est un culte, explique-t-elle, qui se transmet par le sang. Et c'est avec leur sang aussi que les adeptes doivent signer le pacte obligatoire avant l'entrée à toute messe noire, pacte par lequel ils s'engagent à ne jamais rien dire de ce qu'ils ont vu ou entendu durant les cérémonies. »
« À chaque pleine lune, explique Manon, des dizaines de personnes s'entassent dans des sous-sols, à la campagne, et assistent à des rituels dirigés par des prêtres sataniques vêtus de capes de satin noir, la tête couverte par de grands capuchons. Selon elle, les adeptes sont nombreux. Les messes habituelles, au Québec, réunissaient généralement une centaine de personnes », dit-elle. Souvent les messes avaient lieu ailleurs que dans sa région. Son clan se déplaçait beaucoup pour les cérémonies et elle se rappelle d'une célébration de 500 personnes, au Québec.
Mais la jeune femme se souvient aussi de messes célébrées aux États-Unis, où les Québécois jouaient un rôle crucial. À la plus importante, dit-elle, il devait bien y avoir 1500 personnes. Manon ne peut pas dire si toutes les personnes participant aux messes noires américaines étaient tous des adeptes convaincus de Lucifer. « Je suis sûre que beaucoup de gens devaient être là simplement par voyeurisme, pour le sensationalisme, et pour profiter des orgies sexuelles qui avaient lieu après les messes noires », affirme la jeune femme.
Selon Manon, quand on connaît l'emprise psychologique exercée par ce genre de sectes, il n'est pas difficile de comprendre que personne n'en n'ait jamais parlé publiquement. « Si on disait qu'on allait en parler, dit-elle, on nous répondait que personne n'allait nous croire de toute façon, que c'était impossible à prouver ». Et c'est sans parler de la terreur, des menaces, du sentiment de culpabilité, de la honte.
Quand elles ont décidé de s'en sortir, Manon et Josée ont eu de la difficulté à convaincre les autorités religieuses et policières de leur région de les prendre au sérieux. On trouvait leur histoire trop farfelue et personne ne voulait croire que leurs parents puissent être coupables de choses pareilles. « Au début on nous répondait, 'ben voyons donc, ce sont des gens si corrects, ils font du bénévolat, ils vont à la messe' », raconte Josée. D'après elle, tous les adeptes mènent parfaitement une double vie. Plusieurs le réussissent en habitant à la campagne, « très loins des voisins ». « Et puis rappelez-vous il y a 20 ans, dit Manon. Même si les voisins avaient soupçonné quelque chose, par exemple qu'on était violentées, ils n'auraient rien dit. Il y a 20 ans, dans les campagnes, on ne dénonçait pas ce genre de violence. »
Les deux jeunes femmes racontent aussi qu'elles mangeaient très peu, « la secte a plus de pouvoir sur les enfants qui ont faim », qu'elles ne pouvaient pas amener ni amies ni amoureux à la maison.Toutes les deux affirment avoir été forcées de se prostituer, sort qui était réservé à toutes les jeunes filles membres de la secte. Des viols avaient lieu durant les cérémonies, ajoute l'autre jeune femme, mais ça continuait à la maison aussi.
Si Manon s'en est finalement sortie, c'est beaucoup grâce à l'aide de sa psychothérapeute, mais aussi grâce à l'intervention d'un prêtre, Guy Giroux, des Frères du Sacré-Coeur à Bromptonville. Celui-ci dit l'avoir aidée, par la prière, à se « libérer » de ce qu'elle avait vécu. Le frère Giroux, un homme controversé avec qui l'archevêché de Sherbrooke n'est pas nécessairement toujours d'accord, croit que Manon était effectivement aux prises avec le démon, même s'il admet que ces questions de possession ont toujours un fort élément « psychologique ».
Le père Léandre Boisvert, un théologien de l'Université de Sherbrooke qui étudie depuis longtemps la question des cultes sataniques, n'a pas entendu parler de l'histoire de Manon. Mais selon lui, elle est tout à fait plausible. Il a souvent entendu des témoignages semblables. « Non, dit-il, ça ne me surprend pas du tout. »