Les Tunisiens aux urnes pour leur première élection présidentielle libre
LE MONDE | 21.11.2014 à 12h25 • Mis à jour le 23.11.2014 à 13h49 |
Par Charlotte Bozonnet (Sfax, Bizerte, Tunis, envoyée spéciale)
C’est à Sfax, deuxième ville du pays, réputée favorable aux islamistes d’Ennahda, que s’est tenu le dernier grand meeting de campagne. Ce jeudi 20 novembre, dans une ambiance survoltée, plusieurs milliers d’électeurs sont venus acclamer Béji Caïd Essebsi. « Béji est le seul capable de remettre la Tunisie sur la bonne voie », s’égosille une militante, drapée dans un drapeau tunisien. Sur la scène, « BCE » déroule ses traditionnels thèmes de campagne : la défense des droits de la femme, la promotion d’un islam modéré, la promesse d’un Etat moderne et fort.
A 88 ans, le leader de Nidaa Tounès, la principale formation anti-islamiste, est le favori de l’élection présidentielle tunisienne dont le premier tour se tient dimanche. Après la victoire de son parti aux élections législatives du 26 octobre – devant les islamistes d’Ennahda –, BCE, qui fut ministre sous Bourguiba, espère réaliser un grand chelem : conquérir le poste de chef de l’Etat, à l’issue du premier scrutin présidentiel organisé depuis la révolution de 2011.
Pour les opposants aux islamistes qui avaient vu avec désespoir le parti Ennahda remporter les premières élections libres de 2011, le succès annoncé a un petit goût de revanche et de soulagement. « Ce ne sont pas de sales barbus qui vont changer notre modèle de société », tient à dire M. Snoussi, un ingénieur, qui voit dans Béji « un intellectuel et un homme d’expérience ». « Rached Ghannouchi [le chef d’Ennahda], nous allons le dégager, non par la force, mais de façon démocratique », tranche-t-il. Le ton est peu amène. « Cette campagne est plus tendue que celle des législatives », admet Chema, une habitante de Sfax, venue elle aussi soutenir BCE.
Au total, 27 personnalités – dont une femme – sont candidates à l’élection présidentielle, mais la campagne électorale aura en réalité vite tourné à un affrontement politique entre le candidat de Nidaa Tounès, qui se veut le garant d’une Tunisie moderne face à l’islamisme, et Moncef Marzouki, le chef de l’Etat sortant, qui se présente comme un rempart contre la résurgence de l’ancien régime voulue, selon lui, par son rival. Nidaa Tounès compte dans ses rangs des indépendants, des gens de gauche mais aussi des personnes ayant servi sous Ben Ali.
Pas de candidat Ennahda
En route pour Bizerte (nord), mercredi, Moncef Marzouki a une nouvelle fois fustigé le risque d’une contre-révolution. « C’est à nous de choisir si nous voulons restaurer l’ancien système ou rester fidèles aux objectifs de la révolution », a-t-il lancé devant la centaine de sympathisants venus attendre son passage dans la petite ville agricole d’El Alia, au nord de Tunis. « Allez-vous permettre aux anciennes figures de retrouver leur pouvoir ? », a-t-il demandé.
Militant des droits de l’homme, opposant à Ben Ali, M. Marzouki occupe le Palais de Carthage depuis 2011, après que son parti a fait alliance avec Ennahda. Très critiqué pour cette union, il a vu sa formation, le Congrès pour la République (CPR), laminée lors des législatives d’octobre, mais il est parvenu à incarner l’opposition à un retour en arrière, notamment auprès des militants d’Ennahda, durement réprimés par le passé, et qui craignent de voir Nidaa Tounès cumuler les pouvoirs législatifs et présidentiel.
Grand absent du scrutin, le parti islamiste en est pourtant l’une des clés : la formation n’a pas désigné de candidat, mais elle représente environ un tiers des électeurs. Si aucune consigne de vote n’a officiellement été donnée, sur le terrain, de nombreux nadhaouistes soutiennent M. Marzouki. « Béji, c’est l’image des 50 dernières années. Marzouki, c’est une garantie pour les libertés, pour l’avenir, pour le peuple, assure ainsi Mohamed Ali, un habitant d’El Alia, inquiet d’une nouvelle victoire de Nidaa Tounès. « On n’a pas le choix, estime de son côté une militante d’Ennahda, professeur d’anglais, seul Marzouki peut contrer Béji et le retour des hommes du RCD [le Rassemblement constitutionnel démocratique, parti quasi unique sous Ben Ali]. »
Au siège d’Ennahda, on réaffirme la neutralité affichée. Le parti « n’a pas choisi, donc les voix sont libres d’aller à n’importe lequel des candidats », rappelle Rached Ghannouchi, le chef historique de la formation, qui se veut rassurant : « Si un parti tente à nouveau de mener une répression, alors le peuple s’y opposera. »
Forte portée symbolique
Si Moncef Marzouki apparaît comme le principal rival de BCE, Hamma Hammami, homme de gauche et opposant à Ben Ali, pourrait aussi créer la surprise. Sa formation, le Front populaire (qui réunit des partis de gauche et d’extrême gauche), est arrivée quatrième aux élections législatives. Anti-islamiste, elle prône un changement radical de modèle de développement. « La situation économique et sociale du pays est le principal défi actuel et exige des mesures d’urgence car tout le pays est appauvri », souligne le candidat. Le score de Slim Riahi, richissime homme d’affaires, dont le parti est arrivé en troisième position en octobre, est aussi une inconnue.
Près de quatre ans après la chute de Ben Ali, l’élection présidentielle est chargée d’une forte portée symbolique – le pays n’a eu que deux présidents, Habib Bourguiba et Ben Ali, entre 1956, date de son indépendance, et 2011 –, mais beaucoup soulignent l’ampleur démesurée des promesses faites par les candidats. « Certains font comme si on était encore sous Ben Ali ou sous Bourguiba avec cette idée du culte du président, mais le futur président n’aura pas de prérogatives en terme d’économie, de santé, d’éducation », souligne M. Rached Ghannouchi. Pour éviter les dérives dictatoriales, la nouvelle Constitution, votée en janvier, a en effet réduit les pouvoirs du chef de l’Etat.
En revanche, les résultats du scrutin de dimanche seront déterminants dans les négociations pour former un gouvernement : vainqueur des législatives en octobre mais sans majorité, Nidaa Tounès a en effet besoin d’alliés pour gouverner. Les résultats de dimanche lui permettront de juger des rapports de force politiques.
En cas de second tour, celui-ci devrait avoir lieu d’ici au 28 décembre